Tribune. « Toi et moi, on forme une équipe ! » C’est par ces mots que l’ancien président américain Barack Obama conclut la rencontre organisée le 17 septembre à Washington avec Greta Thunberg, la militante écologiste suédoise investie dans la lutte contre le réchauffement climatique. Reçue par les dirigeants et les instances politiques du monde entier, la jeune activiste, gréviste de l’école « pour le climat », et acclamée par une jeunesse éco-anxieuse, déchaîne les passions. Allégorie d’un millénarisme moderne manipulée par les tenants du « capitalisme vert » pour les uns, ou icône providentielle aux tresses rousses de la cause climatique pour les autres, Greta est devenu un phénomène planétaire en moins d’une année.
Pour comprendre la force symbolique de ses apparitions publiques, il convient de faire un pas de côté en sortant d’une grille de lecture exclusivement fondée sur l’analyse des mouvements sociaux, c’est-à-dire sur les outils de communication et les ressources relationnelles à disposition de la militante. Si ces travaux peuvent rendre compte de la force de frappe de ses propos et de la morphologie de coalitions qui agrègent les mouvements à dominante d’écologie politique, ils ne sont pas en mesure d’expliquer sa réception passionnelle, ni le comportement des grands dirigeants à son égard.
Contexte de la politisation des sciences climatiques
De même, le contenu de ses messages, notamment l’angoisse générée par l’urgence de ses appels à tonalité accusatoire, ne suffit pas à justifier l’attention durable que lui portent les médias et les politiques. En effet, les études de réception ont montré qu’il n’y avait pas de lien direct entre la véracité d’une alerte et le caractère persuasif de son annonce auprès des populations. Ainsi, chaque année en France, plusieurs dizaines de milliers de personnes meurent des méfaits du tabac en dépit des messages répétés de prévention.
Pour comprendre le pouvoir charismatique de l’adolescente dans le champ politique et médiatique, il faut le replacer dans le contexte de la politisation des sciences climatiques, en partant d’une analyse fine des recompositions des opinions et des nouvelles voies du populisme. Cela suppose d’interroger la théorie politique à l’aune des transformations structurelles de nos démocraties libérales.
Dans L’Archipel français (Seuil, 384 pages, 22 euros), le sondeur Jérôme Fourquet montre que l’on assiste à un basculement anthropologique lié à la dislocation terminale des cadres de référence catholiques hérités de l’histoire de longue durée. On assiste ainsi à une recomposition des spiritualités collectives marquées par l’affirmation de nouveaux clivages politiques structurés sur le rapport à la nature. L’émergence du vote animaliste aux élections européennes serait l’un des symptômes de cette recomposition de l’espace électoral traditionnel.
« Il n’est pas étonnant que les propos de la militante sur son refus d’acheter des produits neufs ou de prendre l’avion soient des arguments moteurs de socialisation politique chez les jeunes générations »
La communautarisation du politique et la montée en puissance des identitarismes accentuent cette tendance. Une fragilisation récente du principe de séparation des espaces public et privé dans la vie démocratique a été analysée par l’équipe du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Ainsi, les célébrations républicaines et l’imaginaire national ne parviennent plus à constituer suffisamment le « commun », laissant libre accès à des engagements politiques axés sur un contrôle et une moralisation des pratiques privées. Dans cette démocratie de l’entre-soi, les comportements alimentaires et consuméristes sont pointés du doigt et font d’emblée l’objet d’une politisation. Face à ce constat, il n’est donc pas étonnant que les propos de la militante sur son refus d’acheter des produits neufs, de prendre l’avion ou de consommer des produits d’origine animale soient des arguments moteurs de socialisation politique chez les jeunes générations.
Un détour par l’histoire complexe des liens entre pouvoir et représentation politique alerte sur ces transformations culturelles et nous permet de saisir la réception clivante du phénomène Greta. Si notre propos n’est pas de discuter du bien-fondé des appels lancés par la militante écologiste, le dispositif narratif de ses discours mérite en revanche examen.
La force symbolique de ses apparitions publiques est directement liée à l’équivocité de ce qu’elle incarne. Ainsi, lors de la Conférence de Katowice (COP 24), en décembre 2018, elle annonce : « On n’est jamais trop petit pour faire une différence. » Elle s’institue enfant du « petit pays » suédois mais héroïne de l’histoire libérant le peuple avec une verve jacobine. Récemment, à l’ONU, elle intervient en représentante des générations futures : « Vous avez volé mes rêves et mon enfance. »
La sauvegarde du commun républicain en jeu
Cet été, à l’Assemblée nationale, elle ordonne aux parlementaires de lire le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Elle incarne ici le messager chargé de délivrer la parole de la science. A différentes reprises, elle souligne le manque de maturité des dirigeants, faisant ainsi abstraction de sa propre jeunesse à elle. Son corps devient métaphysique, situé au-delà des affaires humaines.
La pluralité narrative de ces modes de présence témoigne des incarnations multiples de la passion verte. Un trouble est jeté sur notre système de représentation politique dont la qualité suppose la séparation des pouvoirs, l’existence de contre-pouvoirs et de médiations électorales. La réception du phénomène Greta Thunberg, tant par sa force émotionnelle que par son ampleur, exige de surveiller les transformations en cours de la vie politique. Il y va de la sauvegarde du commun républicain, de la séparation du savant et du politique, et, plus largement, des différentes incarnations sociales, qui ne doivent jamais rester concentrées sur une même personne.
Virginie Tournay est directrice de recherche au CNRS-Cevipof depuis 2016. Sa thématique de recherche est interdisciplinaire et touche les politiques du vivant, depuis l’administration politique du corps biologique jusqu’à la régulation des biotechnologies médicales et agricoles.